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CAROLA SAAVEDRA
Paysage avec dromadaires

Traduction du portugais (Brésil) de Geneviève Leibrich

"Peut-être que chaque ville a vraiment ses propres sons, le bruissement du vent et de la mer, ou de l’absence de mer, le bruit des rues en pente, des enfants qui jouent, qui sautent à la corde. Et il y a aussi le bruit de la langue, la musicalité de la langue, des gens bavardant dans les cafés, dans les bars, le bruit des voitures, des trains ou des chiens errant dans les coins, ou de la respiration d’un chien endormi sous une marquise ou de sa réaction quand quelqu’un lui envoie un coup de pied ou le caresse.
Tout cela contribue aux sons d’une ville. Chaque ville a peut-être son histoire sonore. Et peut-être serait-il concevable de faire une reconstitution de tous les bruits qui l’ont traversée, comme une symphonie. Alors chaque ville, chaque lieu aurait sa propre symphonie, sa propre partition. Tout ce qui a été entendu dans cet espace depuis le commencement, quand il n’y avait même pas encore de ville, ni même d’êtres humains, en passant par les premiers habitants, des nomades qui pour une raison quelconque décidèrent de se sédentariser, les pas des premiers habitants, les premières maisons construites, les premières amours, les premières bagarres, puis les luttes et les guerres. Tout cela surgissant et étant démoli successivement. La symphonie."

"Je marchais distraitement, j’enregistrais le fracas de la mer, particulièrement sauvage à cause du mauvais temps, des vagues très hautes se brisaient sur le quai. Un beau spectacle. Je voulais que tu entendes ça. Je voulais que tu entendes ça à différents endroits de la côte. En fait, je projetais de parcourir à pied tout le littoral de l’île, enregistrant les variations de la mer, à la fin tu aurais le contour acoustique de l’île, tu la comprendrais peut-être mieux que moi, ses rochers et ses abîmes et ses déserts."


ERNESTO SABATO

ERNESTO SABATO
Héros et tombes

Un samedi du mois de mai 1953, deux ans avant les événements de Barracas, un grand jeune, homme voûté suivait à pied l'un des sentiers du parc Lezama.
Il s'assit sur un banc, près de la statue de Cérès, et demeura immobile, livré à ses pensées. « Comme une barque qui va à la dérive sur un grand lac, calme en apparence mais agité par des courants profonds », pensa Bruno quand, après la mort d'Alejandra, Martin lui raconta de façon confuse et entrecoupée certains épisodes de son histoire.


ERNESTO SABATO
L'ange des ténèbres

"Quand la littérature devient dangereusement littéraire, quand les grands créateurs sont supplantés par des manipulateurs du vocabulaire, quand la grande magie se change en magie de music-hall, survient un influx vital qui sauve l'art de la mort. Chaque fois que Byzance menace d'en finir avec l'art par excès de sophistication, ce sont les barbares qui viennent au secours de l'art, des périphériques comme Hemingway et Faulkner ou des autochtones comme Céline, monstres qui pénètrent à cheval, avec leur lance sanglante, dans les salons où les marquis poudrés dansent le menuet."


ERNESTO SABATO
Le tunnel

Il suffira de dire que je suis Juan Pablo Castel, le peintre qui a tué Maria Iribarne ; je suppose que le procès est resté dans toutes les mémoires et qu'il n'est pas nécessaire d'en dire plus sur ma personne.
Pourtant, du diable si on sait ce que les gens vont se rappeler, et pourquoi ! En réalité, j'ai toujours pensé qu'il n'existe pas de mémoire collective, ce qui pourrait être pour la race humaine une manière de se défendre. Le fameux « bon vieux temps » ne signifie pas qu'il y aurait eu dans le passé moins de malheurs, mais qu'heureusement on s'empresse de les oublier.


JAMES SACRE

La pages James Sacré sur Lieux-dits

JUAN JOSE SAER

JUAN JOSE SAER
L'ancêtre

"Les semaines passèrent, et les mois. L'automne arriva, un orage balaya l'été et la lumière qui vint après la pluie fut plus pâle, plus mince ; dans les après-midi ensoleillés, parmi les feuilles jaunes qui tombaient sans cesse et pourrissaient au pied des arbres, je restais immobile, assis par terre, rêvant éveillé dans la fascination incertaine du visible. Sous un ciel bleu pâle et même parfois blanc, dans la lumière ténue et uniforme qui s'amincissait plus encore contre le feuillage jaune, entre l'herbe décolorée et le sable blanchi, sec et soyeux, quand le soleil semblait, en me chauffant la tête, faire fondre le moule limitatif de l'habitude, quand ni tendresse, ni mémoire, ni même étonnement ne donnait un ordre ou un sens à ma vie, alors le monde entier que j'appelle à présent, à ce stade, l'automne, montait, net, depuis son envers noir, devant mes sens et m'apparaissait comme une part de moi ou comme un tout qui m'englobait, si irréfutable et si naturel que rien ne nous reliait d'autre que l'appartenance mutuelle, sans ces obstacles que peuvent être l'émotion, la peur, la raison ou la folie."


JUAN JOSE SAER
Les nuages

Des fleuves en trop grande crue., un été inattendu, et ce chargement si singulier : c'est à cela que pourraient se résumer, avec la perspective du temps et de l'éloignement, si l'on veut expliquer une paradoxale difficulté à progresser dans la plaine, nos cent lieues de vicissitudes.
Ce voyage trop long et difficultueux se déroula -comment pourrais-je l'oublier - en août mille huit cent quatre. Le premier de ce mois, nous partîmes pour Buenos Aires par une terrible gelée et, dans l'aube, les sabots des chevaux brisaient les plaques rose bleuté du givre, mais peu de jours après nous étions déjà pris dans les rets d'un été poisseux et extravagant.


JUAN JOSE SAER
L'occasion

Mais maintenant qu'il est sorti dans la campagne pour regarder, distrait, si le ciel gris amènera la pluie et décider s'il repartira à la ville le soir même ou le lendemain matin, assailli, comme il lui arrive souvent, par une idée pratique au milieu de ses méditations philosophiques, il s'est mis à penser à des briques, de sorte que pendant quelques instants les images qui se déplient, rapides mais claires derrière son front, ont la même couleur rougeâtre que ses cheveux abondants, soulevés en ondes un peu raides et qui les recouvrent sur la partie extérieure de la tête.


JUAN JOSE SAER
Grande fugue

Il est, à peu de chose près, dans un après-midi pluvieux du début d'avril, cinq heures et demie: Nula et Gutiérrez traversent, en diagonale, un petit champ dégagé, presque quadrangulaire, fermé du côté supérieur, extrémité vers laquelle ils se dirigent, par une broussaille clairsemée de cassiers derrière lesquels, encore invisible pour eux, coule la rivière.
Le ciel, la terre, l'air et la végétation sont gris, non pas de la teinte acier que le froid leur donne en mai ou en juin, mais avec la porosité tiède et verdoyante des premières pluies d'automne qui ne suffisent pas, dans la région, pour abolir l'été insistant et démesuré : les deux hommes qui marchent, ni lents ni rapides, l'un à peu de distance derrière l'autre, portent encore des vêtements légers. Gutiérrez, qui va devant, porte une veste imperméable d'un jaune violent et Nula, qui hésite avec préoccupation à chaque pas pour savoir où il posera le pied, un blouson rouge d'un tissu soyeux que dans son jargon familial (c'est un cadeau de sa mère), et en raison de son aspect lisse et brillant, on appelle par plaisanterie de la toile à parachute. Les deux taches vives, rouge et jaune, qui bougent dans l'espace gris-vert, ressemblent à un collage de papier luisant sur le fond d'une gouache monochrome dont l'air serait la surface la plus diluée et, les nuages, la terre et les arbres, les masses de gris les plus concentrées.


JUAN JOSE SAER
L'enquête

La dernière lueur rouge du soleil déjà invisible noircissait les silhouettes des bâtiments ; les constructions les plus hautes, immeubles, cheminées, silos à grains dans le port, ont donné à Pigeon l'impression de figures géométriques planes, noires et sans épaisseur, et la multitude des maisons basses d'un ou deux étages ajoutée aux coupoles des arbres, d'une masse sombre sans reliefs particuliers, au périmètre irrégulier, qui suivait la silhouette de l'ensemble selon son contour le plus élevé, comme s'il s'était agi du bord d'un tumulus noir et allongé. La lumière, qui dans son expansion obstinée devait, quand elle rencontrait cet obstacle, s'accumuler à son revers, s'écoulait par les bords de la silhouette noire, les faisant scintiller, pour ensuite se disséminer, libérée encore qu'un peu exsangue, à travers l'espace tout entier, si bien que le canot naviguait non pas sur le fleuve du crépuscule mais dans une pénombre rougeâtre, grave et étrange.

CAROLINE SAGOT-DUVAUROUX
Voir la page Caroline Sagot-Duvauroux sur Lieux-dits


DANIELE SALLENAVE
Jojo, le gilet jaune

"Il y a ce que disent les Gilets jaunes. Il y a surtout ce qu’ils révèlent. Cette manière de parler d’eux, dans la presse, les médias, les milieux politiques, sur les réseaux sociaux ! Une distance, une condescendance, un mépris."

"Voulant pointer le rôle négatif des médias, il [Macron]commente leur habitude néfaste de donner sur leurs antennes « autant de place à Jojo le Gilet jaune qu’à un ministre ». Hé oui, autant. Le fondement de la démocratie, n’est-il pas « un homme, une voix » ? Un homme, comme le dit Sartre dans la splendide conclusion des Mots, « fait de tous les hommes », qui les vaut tous et que vaut n’importe qui."

BOUALEM SANSAL
2084
La fin du monde

"La forteresse disparut dans la brume, derrière le rideau de ses larmes. C'était la dernière fois quAti la voyait. Il en garderait un souvenir mystique.C'est en son sein qu'il avait découvert qu'il vivait dans un monde mort et c'était là, au coeur du drame, au fond de la solitude, qu'il avait eu la vision bouleversante d'un autre monde, définitivement inaccessible."

GIUSEPPE SANTOLIQUIDO
L'été sans retour

" Les années se sont écoulées, désormais, pareilles à une seule et longue journée, et je ne sais plus trop par quel bout prendre toute cette histoire. Longtemps je me suis mesuré à mes remords, cherchant à les exiler aux confins de ma mémoire sans y parvenir. Toujours, ils remontent à la surface. Avivent les plaies.
Mais je n’ai plus le choix. Quinze ans déjà que j’ai quitté Ravina. Avec le temps, le passé s’embrume, les visages et les voix s’estompent, et aussi les silhouettes, les paysages. Car dans l’histoire que je me résous enfin à raconter, les hommes sont indissociables de la nature qui les a vus naître et dont ils sont le portrait le plus fidèle, effrayante de beauté et d’âge. "


La Basilicate (Pouilles. Italie)

 

CHRISTIAN SAPIN
Voyage à l'envers des jours

Je ne progresse que par terrasses
Une fois atteinte
Le repos s'impose pour une courte durée
Le temps du parcours
L'espace signifie le temps
Petite marque de quiétude insoumise

 

 

Dessin de Mathieu Sapin

 

JOSE SARAMAGO

JOSE SARAMAGO
Caïn

"Quand le seigneur, connu aussi sous le nom de dieu, s'aperçut qu'adam et ève, parfaits en tout ce qui se présentait à la vue, ne pouvaient faire sortir un seul mot de leur bouche ni émettre ne fût-ce qu'un simple son primitif, il dut sûrement s'irriter contre lui-même puisqu'il n'y avait personne d'autre dans le jardin d'éden qu'il pût rendre responsable de cette gravissime erreur, alors que tous les autres animaux, produits, comme les deux humains, du que cela soit divin, bénéficiaient déjà d'une voix qui leur était propre, les uns au moyen de mugissements et de rugissements, les autres de grognements, de gazouillements, de sifflements et de gloussements. Dans un accès de colère, surprenant chez quelqu'un qui eût pu tout résoudre avec un autre geste rapide, il se précipita sur le couple et, l'un après l'autre, sans réfléchir, sans demi-mesure, il leur fourra une langue au fond du gosier."


JOSE SARAMAGO
Les intermittences de la mort

"Le lendemain, personne ne mourut, Ce fait, totalement contraire aux règles de la vie, causa dans les esprits un trouble considérable, à tous égards justifié, il suffira de rappeler que dans les quarante volumes de l'histoire universelle il n'est fait mention nulle part d'un pareil phénomène, pas même d'un cas unique à titre d'échantillon, qu'un jour entier se passe, avec chacune de ses généreuses vingt-quatre heures, diurnes et nocturnes, matutinales et vespérales, sans que ne se produise un décès dû à une maladie, à une chute mortelle, à un suicide mené à bonne fin, rien de rien, ce qui s'appelle rien. "


JOSE SARAMAGO
L'autre comme moi

"L'homme qui vient d'entrer dans le magasin pour louer une cassette vidéo porte sur sa carte d'identité un nom peu commun, Tertuliano Maximo Afonso, rien que cela, nom à la saveur classique, rancie par le temps. Selon l'humeur du moment, il arrive encore à supporter Maximo et Afonso, d'un usage plus courant, mais le Tertuliano lui pèse comme une pierre tombale depuis le jour où il a compris que ce nom malencontreux pouvait être prononcé avec une ironie offensante."


JOSE SARAMAGO
La lucidité

"Quel temps de chien pour aller voter, se lamenta le président du bureau de vote numéro quatorze après avoir refermé avec violence son parapluie ruisselant et ôté une gabardine qui ne lui avait pas servi à grand-chose pendant la course hors d'haleine de quarante mètres depuis l'endroit où il avait laissé sa voiture jusqu'à la porte par laquelle il venait d'entrer, le cœur battant à se rompre. J'espère ne pas être le dernier, dit-il au secrétaire qui l'attendait, légèrement en retrait, à l'abri des bourrasques de pluie soufflées par le vent qui inondaient le sol. Il manque encore votre suppléant, mais nous sommes dans les temps, le rassura le secrétaire, Avec ce déluge, ça sera une vraie prouesse si toute l'équipe est présente, déclara le président en pénétrant dans le bureau de vote."


JOSE SARAMAGO
L'aveuglement

"La femme du médecin se leva et alla à la fenêtre. Elle regarda en contrebas la rue jonchée d'ordures, les gens qui criaient et chantaient. Puis elle leva la tête vers le ciel et le vit entièrement blanc, Mon tour est arrivé, pensa-t-elle. La peur soudaine lui fit baisser les yeux. La ville était encore là."


JOSE SARAMAGO
La Lucarne

"Entre les voiles oscillants qui peuplaient son sommeil, Silvestre commença à entendre des entrechoquements de vaisselle et il aurait presque juré que des clartés s'insinuaient à travers les grandes mailles des rideaux. Sur le point de se fâcher, il s'aperçut soudain qu'il était en train de se réveiller. Il cligna plusieurs fois des paupières, bâilla et demeura immobile, sentant le sommeil s'éloigner lentement. D'un mouvement rapide, il s'assit dans le lit. Faisant craquer bruyamment les articulations de ses bras, il s'étira. Sous le vêtement, les muscles de son dos roulèrent et tressaillirent. Il avait un torse puissant, des bras épais et durs, des omoplates revêtues de muscles entrelacés. Il avait besoin de ces muscles pour son métier de cordonnier."


JOSE SARAMAGO
Le Voyage de l'éléphant

Pour incongru que cela puisse sembler à qui ne serait pas conscient de l'importance des alcôves, qu'elles soient sacralisées, laïques ou illégitimes, pour le bon fonctionnement des administrations publiques, le premier pas de l'extraordinaire voyage d'un éléphant vers l'autriche que nous nous proposons de relater eut lieu dans les appartements royaux de la cour portugaise, plus ou moins à l'heure d'aller au lit. Précisons d'ores et déjà que l'emploi de ces vocables imprécis, plus ou moins, n'est pas l'œuvre d'un simple hasard. Nous nous dispensons ainsi, avec une élégance digne d'être mise en exergue, d'entrer dans des détails de nature physique et physiologique quelque peu sordides et presque toujours ridicules, qui, jetés pêle-mêle sur le papier, offenseraient le catholicisme très strict de dom joâo trois, roi de portugal et des algarve, et de dona catarina d'autriche, son épouse et future grand-mère de ce dom sebastiâo qui ira combattre à ksar el-kébir et y mourra au premier assaut, ou au second, encore qu'il ne manque pas de gens pour affirmer qu'il décéda de maladie à la veille de la bataille.


JOSE SARAMAGO
Pérégrinations portugaises

"Le bonheur, que le lecteur le sache, a d'innombrables visages. Voyager est probablement l'un d'eux. Qu'il confie ses fleurs à qui saura s'en occuper et qu'il se mette en route. Aucun voyage n'est définitif."


JOSE SARAMAGO
Tous les noms

Le conservateur se leva, Je laisse ici la clé, je n'ai pas l'intention de m'en servir à nouveau, et il ajouta, sans laisser à monsieur José le temps de parler, Il reste une dernière question à résoudre, Laquelle, monsieur, Dans le dossier de votre femme inconnue, il manque le certificat de décès, Je n'ai pas réussi à le trouver, il doit être resté là-bas, au fond des archives, ou alors je l'ai laissé tomber en chemin, Tant que vous ne l'aurez pas retrouvé, cette femme sera morte, Elle sera morte même si je le retrouve, Sauf si vous le détruisez, répondit le conservateur.

 

JEAN-PAUL SARTRE


JEAN-PAUL SARTRE
La nausée

"La pluie a cessé, l'air est doux, le ciel roule lentement de belles images noires : c'est plus qu'il n'en faut pour faire le cadre d'un moment parfait ; pour refléter ces images, Anny ferait naître dans nos coeurs de sombres petites marées.Moi, je ne sais pas profiter de l'occasion : je vais au hasard, vide et calme, sous ce ciel inutilisé."


JEAN-PAUL SARTRE
L'imaginaire

"Le rêve ce n'est point la fiction prise pour la réalité, c'est l'odyssée d'une conscience vouée par elle-même, et en dépit d'elle-même, à ne constituer qu'un monde irréel. Le rêve est une expérience privilégiée qui peut nous aider à concevoir ce que serait une conscience qui aurait perdu son "être-dans-le-monde" et qui serait privée, du même coup, de la catégorie du réel."

 

ERIC SAUTOU

ERIC SAUTOU
Frédéric Renaissan

l'air
qui est de l'or
le bruit de l'eau dans le noir l'herbe noire
l'arbre
et se déploie il n'y a pas dans le rêve

léger légère
comme une voix
c'est dans la vie tout au fond dans les premiers
balancements
les herbes et le vent
mais pour les ombres s'éparpillent il n'y a pas dans le rêve

dans l'ombre
où jonchent les pierres je me souviens
dans le chemin retombées les éclisses
la lumière
toutes choses
les arbres ont leur couronne
les mots c'est leur enfer

fleurs
de leurs noms de fleurs qui s'éparpillent je tombe dans la nuit
du mot de l'arbre disparu
dans le vent qui est la nuit
sombre chemin près du bord il n'y a pas dans le rêve

à travers le vent les feuilles vieillir s'asseoir
s'éclaire soudain contre la rampe
dans les maisons s'éclairent j'entends les pas


ERIC SAUTOU
Rémi

Klee
peint le rose
en bleu
toujours
le rose
en bleu

.

Klee
est précis
comme un chat sur ses pattes
les quatre

.

Klee
une fois terminé
s'en va avec ses mains


ERIC SAUTOU
Le nom des fleuves

on voit des braises
des pierres sont réelles

.

On heurte les mots
on est le corps vivant


ERIC SAUTOU
La Tamarissière

une vie ensemble était aussi quelque chose d'enfin disparu marcher
pour toujours s'éloigner d'un bord à l'autre et disparaître
sans fleur ni mot rien là n'étincelle
je vais je ne sais plus les visages jadis
terre de sable lune
comme une autre mais la seule
marcher d'ici la longue vie le long rêve des mots
la seule nuit qui nous reste

 

 

EUGENE SAVITZKAYA

EUGENE SAVITZKAYA
La traversée de l'Afrique

Ce fut cette nuit-là que mourut le plus jeune d'entre nous, qui voulait devenir mécanicien, qui voulait construire un moulin au bord du fleuve, un moulin en bois d'aubépine, une grande maison aux balcons blancs, une demeure entourée d'acacias, qui voulait s'établir comme meunier ou comme forgeron et vivre seul. Il mourut en parlant de Firmin, de Basile, de Fabrice, de Debora, des autres garçons qu'il avait rencontrés à la fabrique, des autres maisons qu'il avait incendiées, des parfums qu'il avait toujours détestés enfant, de sa mère partie en vélo à travers la campagne, de l'amateur d'oiseaux à qui nous devions rendre visite. Nous savions qu'il aimait Basile.

Ce fut Fabrice et Debora qui partirent l'enterrer dans les bois. Et la jeune fille, avant de le recouvrir de feuilles, lui posa sur la poitrine nue un gros scarabée noir, un de ces grands dévoreurs de mouches.


EUGENE SAVITZKAYA
Cochon farci

Il n'y a pas que le lait
qui guérisse de la vie, antipoison
aléatoire, il y a aussi la glaire, le foutre, la bière,
le chocolat, 69, le mucus, l'amplexion, le lichen,
les larmes, les cygnes et les canards, les fraises et
les cerises, les coings, il y a l'eau, choses immatérielles
et puantes, et bien sûr il y a le bleu de l'air et
son obscurité totale et létale et fœtale et fécale
et fatale et bancale, il y a aussi le
chant d'amour du chat dit domestique,
que l'on ne peut distinguer des cris de haine
ou de chagrin, cette voix plus ancienne
que le ciel dirait-on,
Qu'est-ce qui grandit quand tout a disparu et que rien n'existe ?

 


EUGENE SAVITZKAYA
En vie

Il se fait que, progressivement, il n'y eut plus d'heure dans la maison, chez nous, plus de montre, ni au poignet de ma fiancée ni au mien, plus d'horloge, la dernière, à pile, s'éteignant tout à l'heure, dans l'après-midi de ce jeudi fumeux d'octobre quand l'air avait brusquement suri dans le grand vide du temps. On nous l'avait prédit, compte tenu de la manière dont nous nous étions mis à vivre, ici, dans la maison située rue Chevau-fosse, l'ancien chemin à flanc de colline. Nous nous mîmes à nous fier aux bruits de la ville et à notre propre température.


EUGENE SAVITZKAYA
Exquise Louise

Voilà qu'on apprend le goût des petites robes de tissu léger qu'il faudra reconnaître comme les différents stades de la métamorphose des insectes ailés ou les trois cents figures du vol de l'hirondelle.


EUGENE SAVITZKAYA
Marin mon coeur

Quand a-t-il goûté la terre pour la première fois ? Quelqu'un pourrait-il me le dire ? Sans la moindre grimace, il mit de la terre crue sur sa langue et la mastiqua longuement, toute salée et noire qu'elle était, la réduisit en boue, en fit fondre les cristaux sans que rien ne crisse ni ne crie, car en ce temps-là de dents n'avait point, pas plus que de rancune ni le moindre écœurement. Le jour était blanc, le ciel avait sa blancheur coutumière et la terre, la terre avait la noirceur voulue. Et il reçut son nom. Son nom lui fut donné. Il fut nommé Marin.

MAURICE SCEVE
Délie

Haut est l'effet de la voulenté libre,
Et plus hautain le vouloir de franchise,
Tirant tous deux d'une même équalibre,
D'une portée à leur si haute emprise,
Où la pensée avec le sens comprise
Leur sert de guide, et la raison d'escorte,
Pour expugner la place d'Amour forte:
Sachant très-bien que, quand désir s'ébat,
Affection s'escarmouche de sorte
Que contre veuil, sens et raison combat.

ANDREA MARIA SCHENKEL
La ferme du crime

"Il entre dans la pièce au petit matin, avant le lever du soleil. Avec le bois qu’il a ramassé dehors, il allume le grand fourneau de la cuisine, remplit la marmite de pommes de terre et d’eau puis la met sur le feu.
Sortant de la cuisine, il emprunte le long corridor aveugle qui mène à l’étable. Il faut nourrir et traire les vaches deux fois par jour. Elles se tiennent les unes à côté des autres.
Il leur parle à voix basse. Il a pris l’habitude, chaque fois qu’il travaille dans l’étable, de parler aux animaux. Le son de sa voix semble rassurer les bêtes. Leur nervosité paraît s’effacer avec la monotone litanie de sa voix, avec ces mots qui se ressemblent. Son ton calme et égal fait disparaître leur tension. Il connaît ce travail depuis toujours. Il lui plaît."

 

JOACHIM B. SCHMIDT
Kalmann

 Traduction de l'allemand (Suisse) de Barbara Fontaine

"Une fois, j'avais proposé à Nói de me rendre visite à Raufarhöfn pendant l'été, comme ça j'aurais pu l'emmener à la pêche, mais il avait refusé parce qu'il trouvait la pêche ennuyeuse. Pourtant ça lui aurait sûrement plu, puisqu'il m'avait révélé un jour son rêve de vivre dans une cabane quelque part au Canada ou en Alaska, de vivre exclusivement de la nature, loin de sa mère. Mais avec une connexion Internet, des armes à feu modernes et beaucoup de whisky. "

BRUNO SCHULZ
Les boutiques de cannelle

"La poésie, ce sont des courts-circuits de sens qui se produisent entre les mots, c'est un brusque jaillissement de mythes primitifs.
En utilisant les mots courants nous oublions qu'ils sont des fragments d'histoires anciennes et éternelles, que — comme les barbares — nous sommes en train de bâtir notre maison avec des débris de statues des dieux. Nos concepts et nos termes les plus concrets en sont de lointains dérivés. Pas un atome, dans nos idées, qui n'en provienne, qui ne soit une mythologie transformée, estropiée, changée. La fonction la plus primitive de l'esprit est la création de contes, «d'histoires». La science a toujours trouvé sa force motrice dans la conviction de trouver au bout de ses efforts le sens dernier du monde, qu'elle cherche au sommet de ses échafaudages artificiels. Mais les éléments qu'elle utilise ont déjà servi, ils proviennent d'histoires anciennes démontées. La poésie reconnaît le sens perdu, elle restitue aux mots leur place, les relie selon certaines significations. Manié par un poète, le verbe reprend conscience, si l'on peut dire, de son sens premier, il s'épanouit spontanément selon ses propres lois, il recouvre son intégralité. Voilà pourquoi toute poésie est création de mythologie, tend à recréer les mythes du monde. La mythification du monde n'est pas terminée. Ce processus a été seulement freiné par le développement de la science, poussé sur une voie latérale où il végète, son sens ayant été égaré. La science elle non plus n'est pas autre chose qu'un effort pour construire le mythe du monde, puisque le mythe contenu dans les éléments qu'elle utilise et que nous ne pouvons pas aller au-delà du mythe. La poésie atteint le sens du monde par déduction, par anticipatior à partir de grands raccourcis et d'audacieux rapprochements. La science vise au même but par induction, méthodiquement, tenant un compte de tout le matériau de l'expérience. Mais au fond, toutes les deux cherchent la même chose.
Infatigablement, l'esprit humain ajoute à la vie ses gloses — des mythes —, infatigablement il cherche à « conférer un sens » à la réalité.
Le sens est ce qui entraîne l'humanité dans le processus de la réalité. Il est une donnée absolue et qui ne peut être déduite d'autres données.Impossible d'expliquer pourquoi une chose nous paraît "sensée". Conférer un sens au monde est une fonction indissociable du mot. La parole est l'organe métaphysique de l'homme. Avec le temps, le mot se fige, il cesse de véhiculer des sens nouveaux. Le poète rend aux mots leur vertu de corps conducteurs, en créant des accumulations où naissent des tensions nouvelles. Les symboles mathématiques sont un élargissemen du mot à de nouveaux domaines. Le tableau lui aussi est un dérivé du verbe, de celui qui n'était pas encore signe, mais mythe, histoire, sens.
On considère généralement le mot comme une ombre de la réalité, comme un reflet. Il serait plus justede dire le contraire ! La réalité est une ombre du mot. La philosophie est, au fond, philologie, étude profonde et créatrice du verbe."

REMI SCHULZ
sous les pans du bizarre

"- Si, mais comment avez-vous...
Il s'interrompt soudain, ayant pris conscience de la prodigieuse coïncidence. Il y a un instant magique où le temps semble s'arrêter, où tout le monde se regarde, hébété. Et puis chacun y va de sa constatation."

QUATERNITE : Sous les pans du concombre

et
pourquoije n'ai pas écrit les Pans (08/09/2013)

MARCEL SCHWOB
La Croisade des enfants
suivie de L'Etoile de bois

- Enfants, venez voir mon étoile ! mon étoile en feu ! Alain a allumé son étoile dans la nuit !
Cependant l'étoile flambante grossit très vite, éparpilla une toison d'étincelles ; puis aussitôt les madriers secs s'enflammèrent ; le toit de chaume rougit d'un coup et tout l'auvent fut un rideau de feu. On entendit un cri d'effroi, des appels vagues, puis des plaintes aiguës. Et l'embrasement devint formidable. Il y eut un écroulis ; de grands tisons se dressèrent parmi la fumée ; ce fut une horrible bigarrure de rouge et de noir ; enfin une sorte de gouffre se creusa où s'abattit un monceau d'énormes braises ardentes.
Et le halètement sinistre d'une roche d'alarme commença de retentir.

 

RYOKO SEKIGUCHI
études vapeur

suivi de
série Grenade

Normalement il existe une relation entre lumière et température, une fois disparues les particules de la lumière du soleil qui pendant la journée se déversaient violemment, l'atmosphère devrait retrouver une certaine fraîcheur et s'apaiser jusqu'à la reprise de la chaleur du matin suivant, mais est-ce parce que les surfaces exposées ont été chauffées au delà du supportable, ou est-ce parce que l'été se rapproche de son noyau, pour la chaleur qui émane des rues et des murs il n'y a rien à faire, non seulement dans la nuit on n'échappe pas au souvenir du jour, mais en plus l'air ne fait qu'augmenter la chaleur totalement à l'encontre de l'ordre naturel, et les deux expériences que la lumière du soleil nous fait éprouver ont commencé à s'inverser sur deux rythmes différents.

RAMON J. SENDER
Requiem pour un paysan espagnol

Assis dans un fauteuil, le curé attendait, la tête penchée sur la chasuble des services de requiem. La sacristie sentait l'encens. Dans un coin, il y avait un bouquet de petites branches d'olivier, celles qui étaient restées du dimanche des Rameaux. Les feuilles étaient toutes sèches on aurait dit du métal. Lorsqu'il passait à côté, Mosén Millan évitait de les frôler, parce qu'elles se détachaient et tombaient sur le sol.


RAMON J. SENDER
L'Aimant

Au milieu de l'après-midi, quatre chars d'assaut entrent dans le campement. Bruit incertain de ferraille dans la solidité du silence. Ils apportent avec eux la sécheresse calcaire des déserts qui entourent la position et ferment l'horizon, sans un arbre, sans un oiseau.

JOACHIM SÉNÉ
Village

Je me souviens de toi. Tu joues au ballon dans l’ancienne cour de ferme – anciens clapiers, ancien poulailler, ancien pigeonnier, ancienne grange à paille, tous devenus atelier, débarras pour outils de jardin, local poubelles, garage à vélos, garage à voitures –, carrée de briques rouges et tuiles rouge nuage, gouttières qui ont charrié combien de pluies et d’orages, liseré métal en ce décor rouge, le tout enserre une pelouse vert sombre qualité sport ombragée d’un vieux marronnier au tronc large comme une table de salon, un vieux tronc d’avant nous, ridé et calme poussant ses branches au-dessus de la pelouse, au-dessus des toits des clapiers qui ont conservé leur nom, s’ils ont perdu leur fonction."

ERIC SENECAL
Un peu d'orage entre les bras

gisant
un chant d'oiseau se tient debout
visible sur l'allée
debout
bien en tàce
visible et presque absent

de quel côté de la fenêtre
nous tenons-nous
si froids ?

LUIS SEPULVEDA
Yakaré. Hot line

Traduit de l'espagnol (Chili) par Jeanne Peyras

 "Il fallut à George Washington Caucaman plusieurs bouteilles de gnôle pour se remettre de cette surprise brutale et, bourré comme un coing, il finit la nuit accroché à son cheval, à pleurer les pleurs sans stridences des anciens caciques, en se mordant les lèvres jusqu’au sang, comme les toquis, les capitaines mapuches qui rendaient leur pectoral de commandement après les défaites, et c’est ainsi qu’en un lent mais ferme rituel d’adieu, il se dépouilla de ses bottes, de ses éperons d’argent, de ses harnais de cuir, de ses étriers d’avocatier, de sa cravache de boyaux de guanaco, de son poncho molletonné qui l’avait protégé des pires tempêtes, et du fusil Remington à deux canons courts, son choco, assurance sur la vie, qui s’il l’avait protégé des pires malfaiteurs, ne l’avait pas sauvé de la colère d’un général, père d’un fils éculé. "


LUIS SEPULVEDA
L'Ouzbek muet et autres histoires clandestines

Traduit de l'espagnol (Chili) par Bertille Hausberg


"Au début du mois de décembre 1965, nous avons appris que le cardinal nord-américain Francis Spellman justifiait et bénissait la guerre d'extermination au Viêtnam, qu'il considérait comme une croisade en faveur de la foi chrétienne. C'était l'été à Santiago du Chili. Il faisait nuit dans le quartier de Vivaceta. "


LUIS SEPULVEDA
La folie de Pinochet

Traduit de l'espagnol (Chili) par François Gaudry

" Lavín, le candidat de la droite – cette droite qui n’a jamais cessé d’être grossière, fascistoïde, préhistorique –, cherchant à faire un coup de théâtre, déclare que le pinochetisme appartient au passé et propose un avenir fondé sur le besoin pressant de tout oublier une fois pour toutes, y compris la dictature qu’il a applaudie, à laquelle il a collaboré et dont il fut complice, car l’expression majeure de la complicité avec l’abjection, c’est l’Omerta, le silence calculé des usuriers de la politique. Dans un pays comme le Chili, en nette récession culturelle, le discours démagogique promettant des solutions faciles et dédaignant la complexité sociale, trouve des oreilles réceptives et semble même persuadé de représenter une alternative. "


LUIS SEPULVEDA
La fin de l'histoire

Traduit de l'espagnol (Chili) par David Fauquemberg


 "Le cosaque trottinait sur les dalles du chemin qui reliait entre eux les quatre pavillons construits pour accueillir dix criminels condamnés à plusieurs siècles d’emprisonnement. Il s’arrêtait de temps en temps pour reprendre son souffle et, à travers les barbelés, il contemplait les montagnes toutes proches qui, débarrassées de la neige hivernale, arboraient à présent un teint gris comme le pelage d’un âne ou un uniforme militaire. "


LUIS SEPULVEDA
Le Neveu d'Amérique
Traduit de l'espagnol (Chili) par François Gaudry

"Dans chaque ville où je m’arrêtais je rendais visite à de vieilles connaissances ou tentais de me faire de nouveaux amis. A quelques exceptions près, la plupart me laissèrent un sentiment amer et uniforme : les gens vivaient dans la peur et en fonction de la peur. Ils en avaient fait un labyrinthe sans issue ; elle accompagnait leurs repas, leurs conversations, et jusqu’aux faits les plus insignifiants de la vie quotidienne étaient entourés d’une prudence honteuse. La nuit, ils ne rêvaient pas de jours meilleurs ou du passé, mais se précipitaient dans le marécage d’une peur obscure et épaisse, une peur passive qui au lever du jour les arrachait du lit les yeux cernés et encore plus effrayés."


LUIS SEPULVEDA
Le vieux qui lisait des romans d'amour

Traduit de l'espagnol (Chili) par François Maspero

 " Le docteur Loachamín haïssait le gouvernement. N’importe quel gouvernement. Tous les gouvernements. Fils illégitime d’un émigrant ibérique, il tenait de lui une répulsion profonde pour tout ce qui s’apparentait à l’autorité, mais les raisons exactes de sa haine s’étaient perdues au hasard de ses frasques de jeunesse, et ses diatribes anarchisantes n’étaient plus qu’une sorte de verrue morale qui le rendait sympathique."

 "En parcourant les textes de géométrie, il se demandait si cela valait vraiment la peine de savoir lire, et il ne conserva de ces livres qu’une seule longue phrase qu’il sortait dans les moments de mauvaise humeur : “Dans un triangle rectangle, l’hypoténuse est le côté opposé à l’angle droit.” Phrase qui, par la suite, devait produire un effet de stupeur chez les habitants d’El Idilio, qui la recevaient comme une charade absurde ou une franche obscénité."


LUIS SEPULVEDA
Le Monde du bout du monde

Traduit de l'espagnol (Chili) par François Maspero

" Les eaux de la baie Cook étaient paisibles. Une brume légère montait de la surface et brouillait les contours des îles. L’embarcation ne se balançait presque pas et, sur un ordre du Basque, l’un des Chilotes a grimpé au mât. Il s’est attaché par la taille à sept mètres au-dessus du pont et nous n’avons pas eu beaucoup à attendre pour entendre son avertissement :
– Baleine à tribord ! À un quart de mille ! "

VICTOR SERGE
Les années sans pardon

Vers sept heures du matin, D. chargea lui-même ses deux valises dans le taxi. La rue sommeillait encore, teintée du blanc terne des réveils de Paris. Personne ne passait, sauf un laitier. Pureté matinale sur les pierres et l'asphalte. Les poubelles étaient vides. D. n'éprouva aucun soupçon. Il se fit conduire à la gare du Nord, s'irrita au buffet parce qu'on lui fit attendre un café sans saveur, et fît vivement recharger ses deux valises dans une autre voiture qui l'amena place d'Iéna. Convaincu de n'avoir pas été filé, il trouva la vaste place pareille à un décor sans acteurs, baignée d'une lumière tamisée où l'on aimerait vivre longtemps, en réfléchissant. Avant huit heures, Paris, dans ses quartiers cossus, semble délivré de lui-même ; apaisé, il n'est plus qu'une œuvre de la sagesse humaine.

 


VICTOR SERGE
Le Tropique et le Nord

Il n'y avait pas d'horizon. Il n'y avait rien. La route creusée dans la neige traversait des plaines plates. Allongés dans les traîneaux, les voyageurs ne voyaient que de mornes talus blancs sur lesquels pesait un ciel également blanc et gris. La blancheur, quand elle était lumineuse, usait les yeux qui se fermaient d'eux-mêmes devant ce vide intense et glacial prêt à devenir absurdement brûlant. Quand elle était mate et grise, ou encore nuancée d'un jaune sale, cette blancheur sans fin désespérait. Les voyageurs demandaient alors au voiturier : « Combien d'heures encore ? — Trente jusqu'au cap, quarante-cinq jusqu'au village. » On eût craché sa vie.

ENRIQUE SERPA
Contrebande

Traduction de l'espagnol (Cuba) de Claude Fell

 " … contrebande d’alcool ; contrebande de sentiments ; contrebande de pensées, pour endormir ma conscience, qui parfois protestait. Mais qu’étais-je d’autre, moi, l’hypocrite, le timide et le vaniteux, qu’un produit frauduleux parmi tous ces hommes véritables…"

 " Le monde des gueules d’acier silencieuses, qui tuent sans prévenir, de l’hypocrisie et du mimétisme, de la patience infinie que figurent les madrépores, de la voracité insatiable faite estomac chez le requin, de la force irrésistible, incarnée par la baleine et de la faiblesse sans défense – pas même la défense du cri d’effroi – qui tremble chez la sardine et le hareng. Un monde protéiforme et confus, hermétique et mystérieux, le monde de la mer. "

SAMANTA SCHWEBLIN
Toxique
Traduit de l'espagnol (Argentine) par Aurore Touya

" Il sent qu’il a déjà perdu trop de temps. Il ne s’arrête pas au village. Il ne regarde pas dans le rétroviseur. Il ne voit pas les champs de soja, les ruisseaux entrelacés sur la terre sèche, les kilomètres à découvert sans bétail, les bidonvilles et les usines, en arrivant en ville. Il ne remarque pas que le voyage de retour se fait de plus en plus lent. Qu’il y a trop de voitures, des voitures et encore des voitures qui recouvrent chaque nervure de l’asphalte. Et que le trafic est immobilisé, paralysé depuis des heures, dans une vapeur effervescente. Il ne voit pas le plus important : le fil qui a fini par lâcher, comme une mèche allumée quelque part ; l’immobile fléau sur le point de s’abattre. "

LUKE SHORT
Ciel rouge

"Ce fut dans un triste endroit, un pitoyable endroit, parmi les trembles épars et détrempés, que Jim Garry établit son campement à la tombée de la nuit. Mais il n’avait pas d’autre choix, ses deux chevaux et lui étaient trop épuisés pour descendre jusqu’à la forêt. "


"En tout début d’après-midi, il atteignit un petit canyon dont les flancs de roche rouge portaient des taches violettes là où la neige venait de fondre. Il quitta la route au niveau d’un gué et traversa le torrent, qu’il remonta ensuite pendant plus d’un kilomètre à la recherche d’un emplacement favorable. Il trouva bientôt un petit renfoncement dans les parois du canyon, où le vent avait creusé une sorte de grotte. Il mit pied à terre et cacha le chargement de son cheval de bât à l’abri de ce surplomb rocheux."


LUKE SHORT
Femme de feu  

" Dave Nash tira sur les rênes de son cheval et, anticipant les derniers virages en épingle à cheveux avant l’arrivée à Signal, il laissa passer le boghei devant lui sur l’étroite route. Il constata avec indifférence qu’en contrebas, dans la ville gagnée par l’obscurité, seule la vitrine du magasin de Bondurant était déjà éclairée par la lueur d’une lampe. Chevauchant derrière le boghei, dans la poussière fine et âcre soulevée par l’attelage fourbu, il se demanda brièvement si Walt Shipley et Connie Dickason, les deux personnes qui se trouvaient à bord du véhicule, se rendaient compte qu’ils ne pouvaient désormais plus faire marche arrière.

ROSELYNE SIBILLE
Ombre monde

"Heures piquetées
cernées
éteintes

Les ombres creusent les herbes
Des galets s'entrechoquent
souffrent sans respiration aux arêtes du sens

Ecrire dans les interstices
le silence.

PIERRE SILVAIN
Julien Letrouvé
colporteur

 

A Lionel Bourg

Il pénétra dans la ruelle des Chats. Le temps s'était fait de plus en plus menaçant. L'obscurité presque complète emplissait le passage resserré entre les maisons. Au-dessus d'une des portes, il parut chercher à tâtons la saillie d'un motif sculpté au coin d'un linteau qu'il savait être la tête hilare d'un démon. Il arriva dans la rue des Quinze-Vingts, puis dans celle de la Monnaie. Julien Letrouvé se rendait chez l'imprimeur Garnier pour se fournir en petits livres bleus. Les gouttes, avec violence, s'abattirent au moment où il atteignait le seuil de l'établissement.

CLAUDE SIMON
L'acacia

"Elles allaient d'un village à l'autre, et dans chacun (ou du moins ce qu'il en restait) d'une maison à l'autre, parfois une ferme en plein champ qu'on leur indiquait, qu'elles gagnaient en se tordant les pieds dans les mauvais chemins, leurs chaussures de ville souyillées d'une boue jaune que l'une des deux soeurs parfois..."

FRANK SMITH
Pourquoi je lis...Bartleby de Herman Melville
Fonctions Bartleby, bref traité d'investigations poétiques

"Comme si dans les plis des mots de B. dormait, avec à l'intérieur des rêves réels jamais tout à fait démentis ni éteints, l'incommensurable mémoire des hommes. Une liberté célibataire non rabattue sur des coordonnées familiales ou professionnelles ou salariales, le droit et le devoir de s'en tenir à soi, de n'être qu'à soi. B. ou une figure sans lien de parenté ou d'association avec qui que ce soit, sauf de l'espèce qui n'est que de l'homme, quand l'épreuve de la perception de l'autre ne se solderait plus par l'échec à penser et à agir autrement que selon le désordre de l'aliénation, de la barbarie et de la bestialité. Au degré zéro de l'homme, l'homme profane au point zéro. #Je préférerais ne pas."

"Tout acte poétique nu au point extrême de sa nudité implique et continue et recommence ne recommence rien qui ne continue pas."



FRANK SMITH
Résolution des faits

"On reconnaît enfin que l'on est divisé, que l'on n'est pas forcément en accord avec soi-même et qu'il y a un travail à mener, un conflit à régler, donc une angoisse, pour penser ensemble ces antagonismes. Le refus de rencontrer, dans la langue et la pensée, quelqu'un d'autre qui parle à son tour, qui mette en cause ce que l'on exprime, qui pose question, qui soit différent. Qui, à notre place, tente la résolution commune.
Ne pas céder à la terreur, à la peur du conflit. Théorie d'une dérive augmentée et partagée."


FRANK SMITH
Katrina
Isle de Jean Charles, Louisiane

" Il se tait un moment.
Après, il dit encore : « Jamais on ne sait s’il faut fuir quelque chose, ou si au contraire on doit essayer d’atteindre cette chose… »"

"Partout c’est la Louisiane originelle, historique. Et on perçoit à l’intérieur du bayou une nuit impraticable, une masse figée, une substance immobile et lourde. Irrécupérable.
Aucun repli possible, jamais."

"Tu mènes une enquête. Tu diagnostiques, tu élucides.
Tu bouges dans le fragment, même de plus en plus volatile.
Tu t'animes, tu tournes autour de l'île par approximations progressives.
Mais comme cerné par impulsions de toupie, cible centrale d'un ouragan.
Son œil : un point grossissant en mobilité continue et variation constante.
Albert parle, il peut parler : « Les ouragans rasent. Les maisons ne tiennent pas, il faut les retaper. Et ainsi d'été en été. Il va falloir parlementer, convaincre ou quitter. C'est pas jouable autrement. » "

JOSE CARLOS SOMOZA
La Théorie des cordes

"En cet instant, elle essayait de faire visualiser à ses élèves l’extraordinaire phénomène qui veut que la réalité possède plus de trois dimensions, peut-être beaucoup plus que le “longueur-largeur-hauteur” visible à l’œil nu. La théorie de la relativité d’Einstein avait démontré que le temps est une quatrième dimension, et la complexe “théorie des cordes”, dont les dérivés constituaient un défi pour la physique actuelle, affirmait qu’il existait au moins neuf dimensions supplémentaires dans l’espace, chose inconcevable pour l’esprit humain. "


JOSE CARLOS SOMOZA
La caverne des idées

"L'homme frappa plusieurs fois à la porte. Comme personne ne répondit, il frappa à nouveau. Dans le sombre ciel athénien, les nuages à plusieurs têtes commencèrent à s'agiter.
La porte finit par s'ouvrir, et un visage blanc, sans traits, enveloppé dans un long suaire noir, apparut derrière elle. Presque apeuré, confus, l'homme hésita avant de parler :
- Je souhaite voir Héraclès Pontor, que l'on appelle le Déchiffreur d'Enigmes.
La silhouette se glissa dans l'ombre en silence et l'homme, encore indécis, pénétra dans la maison. A l'extérieur, le fracas irrégulier des coups de tonnerre se poursuivait."

JOY SORMAN
Comme une bête

Pim passe sa main partout où il peut, identifie à haute voix le jarret, la côte première et le filet mignon — les mots la font rire et puis moins quand il passe à la tranche grasse et au cuisseau. Le corps de l'apprenti ankylosé par des jours de découpe, de désossage et de nettoyage se détend enfin, s'assouplit, ses mains se décrispent, la chair est mobile, la peau se griffe, le sang détale dans les veines, il pose ses doigts sur les tempes de la fille, ça pulse.

SOPHOCLE
Antigone

Antigone: ...Et voilà comment aujourd'hui, pour avoir, Polynice, pris soin de ton cadavre, voilà comment je suis payée! Ces honneurs funèbres pourtant, j'avais raison de te les rendre, aux yeux de tous les gens de sens. Si j'avais eu des enfants, si c'était mon mari qui se fût trouvé là à pourrir sur le sol, je n'eusse certes pas assuré cette charge contre le gré de ma cité. Quel est donc le principe auquel je prétends avoir obéi? Comprends-le bien: un mari mort, je pouvais en trouver un autre et avoir de lui un enfant, si j'avais perdu mon premier époux; mais, mon père et ma mère une fois dans la tombe, nul autre frère ne me fût jamais né. Le voilà, le principe pour lequel je t'ai fait passer avant tout autre. Et c'est ce qui me vaut de paraître à Créon coupable, rebelle, frère bien-aimé! Et à cette heure je suis entre ses mains; il m'a saisie, il m'emmène -


VLADIMIR SOROKINE

VLADIMIR SOROKINE
La glace

"Je venais d'avoir douze ans quand la guerre a éclaté.
Maman et moi, on habitait à Kolioubakino, un petit village où il y avait en tout et pour tout quarante-six maisons.
Notre famille était tout à fait réduite : maman, grand-mère, Guerka et moi. Mon père était parti pour le front dès le 24 juin. Où se trouvait-il alors, où était-il parti, était-il mort, était-il vivant ? Personne ne le savait. On ne recevait aucune lettre de lui.
La guerre battait son plein au loin. Parfois, la nuit, on entendait des grondements.
Nous, on vivait dans ce village.
Notre maison était à l'extrémité. On s'appelait Samsikov, mais au village on nous surnommait les Extrémistes parce que depuis très longtemps notre famille vivait à l'extrémité, mon arrière-grand-père comme mon grand-père, tous avaient toujours vécu là, tout au bout, et c'est là qu'ils avaient construit des maisons, aux abords du village."


VLADIMIR SOROKINE
Le lard bleu

Le «lard bleu» est une matière utilisée comme source d'énergie ou comme drogue, dont personne ne connaît le secret de fabrication, à part quelques scientifiques russes, retirés en 2068 dans un centre de recherches en Sibérie. Ces chercheurs ont mis au point un système de clonage, réservé à sept célébrités de la littérature -Tolstoï, Tchékhov, Nabokov, Pasternak, Dostoïevski, Akhmatova et Platonov -, et de production de «lard bleu» à partir de leur corps. Au cours d'un cocktail, la précieuse substance est volée puis transportée grâce à une machine à remonter le temps à Moscou en 1954. Staline, Khrouchtchev, Hitler deviennent alors les protagonistes d'une extravagante intrigue érotico-politique.

Roman «carnavalesque», ce livre a valu à son auteur d'être poursuivi en justice pour pornographie et persécuté par le régime de Poutine. Au-delà des polémiques qu'il continue de provoquer, Le Lard bleu est un des nombreux signes du réveil de l'imaginaire russe, après plus d'un demi-siècle de stalinisme. Vladimir Sorokïne y règle ses comptes avec la «grande» littérature russe - à moins qu'il ne règle son compte à la littérature elle-même, avec une sorte de jubilation froide.

Traduit du russe par Bernard Kreise.


VLADIMIR SOROKINE
Journée d'un opritchnik

Mon portable me réveille :
Un coup de fouet suivi d'un cri.
Un deuxième coup suivi d'un gémissement.
Et un troisième provoquant un sanglot.
Poïarok l'a enregistré à la Chancellerie Secrète lors d'une séance de torture d'un voïvode d'Extrême-Orient. Une musique à réveiller un mort.

 


VLADIMIR SOROKINE
La tourmente

traduit du russe par Anne Coldefy-Faucard

« Comprenez donc, je dois absolument partir ! lança Platon Ilitch avec humeur, en levant les bras au ciel. Des malades m'attendent ! Des ma-la-des ! Une épidémie ! Ce mot ne vous dit rien ? »
Le maître de poste pressa ses poings contre sa douillette en blaireau et, se penchant en avant :
« Comment qu'ça nous dirait rien, mon bon Monsieur? Comment qu'on comprendrait pas? Faut qu'vous y alliez, mon bon Monsieur, je l'saisis bien, sauf vot' respect! Mais c'est qu'j'ai point d'chevaux et qu'j'en aurai point avant d'main!
- Pas de chevaux?! s'écria Platon Ilitch, hargneux. A quoi sert votre relais, alors ?
- Il sert que... que tous les ch'vaux sont sortis et qu'j'en ai plus un seul ! répéta le maître de poste d'une voix forte, à croire qu'il parlait à un sourd: P't'êt' qu'y aura un miracle dans la soirée et qu'ceux d'la poste débouleront ?... Seul'ment, vous dire quand... »
Platon Ilitch ôta son pince-nez et, de ses yeux gonflés, fixa son interlocuteur comme s'il le voyait pour la première fois : « Comprenez-vous, mon bon, que là-bas, des gens meurent ? »


VLADIMIR SOROKINE
La voie de Bro

Je suis né en 1908 au sud du gouvernement de Kharkov dans un des domaines de mon père, Dmitri Ivanovitch Sneguiriov. Il était alors le premier industriel sucrier de Russie et disposait de deux propriétés : l'une près de Saint-Pétersbourg, à Vaskélovo, l'autre en Ukraine, à Bassantsy, où je devais passer mon enfance. En dehors de ces terres, notre famille possédait une maison en bois au centre de Moscou, petite mais confortable, rue Ostojenka, et un immense appartement à Saint-Pétersbourg dans l'aristocratique rue Millionnaïa.

 

DOMINIQUE SORRENTE
Pays sous les continents

"Ce monde est une pluie soudaine par où tout réapprend à respirer."

"Derrière la ligne blanche, des oiseauw
en année sabbatique
m'éduquent à l'illégalité des jours."

"Il y a une vie de koala qui dort sans nous
contre les feuilles d'eucalyptus."

"l'infinitésimale aventure
de nos voix,
où l'échoi travaille,
la longueur d'onde
que des caresses ont inventée
avec nos mains."

SOULAGES

"Outrenoir pour dire : au-delà du noir une lumière reflétée, transmutée par le noir. Outrenoir : un autre champ mental que celui du simple noir."

"Si l'on trouve que ces peintures sont seulement noires, c'est qu'on ne les regarde pas avec les yeux mais avec ce qu'on a dans la tête."

"Une peinture est un tout organisé, un ensemble de relations entre des formes (lignes, surfaces colorées...) sur lequel viennent se faire ou se défaire les sens qu'on lui prête"

FADWA SOULEIMANE
A la pleine lune

"en cette aube-là
qui confondait le froid avec la nuit
l'enfant du lundi
partit
abandonnant son ombre jetée
sur un mur de ciment
quand il revint
il était vêtu de sa mort
chapeau-sans-tête
nulle épitaphe"

GARY SNYDER
Montagnes et rivières sans fin

À faire sur un navire en mer

Sortir avec une lampe de poche et une carte du ciel par une nuit claire et observer la constellation d'Eridan dans sa totalité.
Prendre un bain de soleil sur le pont dans un lit de camp
Aller parler au guetteur, loin des machines, le silence et les tremblements
Observer les lumières fugitives qui filent dans la nuit.
Dauphins et requins.
Créatures phosphorescentes sur le flanc du navire, taches rougeoyantes dans le sillage.
Stag, Argosy, Playboy et Time.
Faire des pompes.
Faire du café dans la cuisine, raconter des blagues.
Taper des lettres pour la copine à Naples du graisseur de service de nuit.
Raccommoder des jeans.
S'entraîner à faire des nœuds et à surlier
Regarder le chef cuisinier chanter le blues
Raconter de gros mensonges
Se laisser pousser la barbe
Apprendre la soudure et le maniement d'un tour
Se préparer à l'examen pour Chauffeurs, Graisseurs et Alimenteurs
Observer les oiseaux de mer et des tropiques
Les différents types de navires
Ecouter pendant des heures des flots de paroles et d'existences - putain de merde -
Imaginer la révolution
Taper au marteau sur les tuyaux et les collerettes
Peindre un tableau sur une cloison avec des restes de peinture
Rêver aux filles, à sa copine, écrire des lettres, vouloir des enfants,
Faire des projets.

LIZE SPIT
Je ne suis pas là

Traduction du néerlandais (Belgique) de Emmanuelle Tardif


 "Est-ce que j’ai lu quelque chose à ce sujet sur un forum, est-ce que la Licorne ou le Dr Khany m’ont déjà parlé de l’approche à privilégier lorsque j’aurai retrouvé Simon, dans une minute ? Les personnes bipolaires – j’entends toujours les mots de Khany – donnent souvent l’impression d’être invincibles, mais en fait, elles sont justement incapables d’affronter toutes ces possibilités, toute la complexité de la vie. C’est pourquoi elles se cramponnent à un seul aspect des choses, s’y jettent corps et âme, la plupart du temps avec des conséquences désastreuses. "

ANNE DE STAËL
La remarque de l'ours

L'ours sort de sa tanière à midi.
Si son ombre est projetée sur le sol, il fait aussitôt demi-tour pour se rendormir quarante jours d'affilée. L'ombre lui indique qu'il peut encore neiger. S'il ne voit pas son ombre il sait alors que le printemps est là. On ne peut rien dire de la fin de l'hiver avant que l'ours ait fait sa "remarque".

VALERIU STANCU
Clameurs du vent

"Etourdie, la nuit s'écoule dans son propre noir."

 

ANDRZEJ STASIUK
Mon allemagne

Voilà pourquoi j'aimais Berlin. Tout s'y voyait comme le nez au milieu de la figure. Le sado et le maso. L'action et la réaction. Derrière le dos du soldat qui avait soi-disant gagné s'étendait une ville qui témoignait qu'en définitive il avait perdu.Ses petits-fils et arrière-petits-fils achetaient au Kaiser's de la gare de la vodka bon marché, de la bière, des cigarettes, et ils étaient contents. Ils ne lui ressemblaient pas du tout. Ils rappelaient le reste de l'Europe des provinces et des banlieues : gel, boucles d'oreilles, jeans troués d'usine, souliers pointus ou survêt Adidas et boule à zéro. Ils venaient pour se renflouer. Je faisais pareil, mais les rounds étaient plus courts et on me payait mes voyages.Le monde entier commence à faire ça. Il faut aller quelque part pour se renflouer. Comme s'il n'y avait plus rien sur place. Tout est ailleurs. Les Tziganes, les écrivains, les maçons, les Russes. Si on reste à la maison, ça veut dire qu'on meurt. De l'Est vers l'Ouest. Ceux qui vont dans l'autre sens sont les hippies en quête d'illumination, les forces de stabilisation et les armées d'occupation, les missions humanitaires et les filous en costard-cravate qui flairent la main-d'oeuvre pas chère et d'éventuels marchés pour écouler leur camelote. Les gens ordinaires vont de l'Orient vers l'Occident. Comme autrefois Attila, Gengis Khan et Tamerlan. Voilà les pensées qui me passaient par la tête au bord de la Spree, dans ces espaces postmodernes, cristallins et lumineux. Quatre trottinettes colorées abandonnées gisaient sur la pelouse infinie. Un peu plus loin, des enfants jouaient au ballon. Minuit approchait. Berlin n'avait pas besoin de sommeil. Je regagnais mon sixième étage avec un Jim Beam et des mousses. La fenêtre donnait sur la cour, le silence régnait. On n'entendait presque pas la ville. Il fallait que je m'imagine ce son gigantesque, cet écho d'énorme bête insomniaque. Pour passer la nuit, j'essayais de me rappeler un endroit semblable où j'avais déjà été. Évidemment, je me suis souvenu de la Gara de Nord et de l'hôtel qui se trouvait dans les environs.

JON KALMAN STEFANSSON

La page Jon Kalman Stefansson sur Lieux-dits



WALLACE STEGNER

La page Wallace Stegner sur Lieux-dits



JEAN-LUC STEINMETZ
Aujourd'hui de nouveau

Si peu que je les voie,
même inclinés sous le ciel
de tout leur corps qu’un fil de soleil retient,
ils sont là
proches du plus proche.

Interdit je les regarde
puis me détourne
pour faire comme si déjà
ils rentraient dans leur ombre
piétinée par les fleurs


JEAN-LUC STEINMETZ
Et pendant ce temps-là

Nous avons passé la porte invisible
une fois encore, presque sans le savoir.
Tout nous était signifié
pour ne pas aller au-delà.

C'est au printemps que je recommence à écrire
sans plus de confiance pour rien
sinon ce léger fil
rattachant des syllabes au prétendu réel.


JEAN-LUC STEINMETZ
Le dépositaire

et autres poèmes

"Dans un port de rien,avec des barques qui chahutent. Leurs filets jaunes. Un poisson beau comme un Braque sur une assiette bleue. J'en scrute les ouïes gonflées de sang."

"A la longue viendrait cette impression - cette espérance : à partir d'une fibre d'odeur ou d'un reflet minime, mais chatoyant, ce qui fut perdu de toujours présenterait de nouveau son évidence, réintégrerait une forme, élèverait à la hauteur du jour une certitude."


JEAN-LUC STEINMETZ
Aujourd'hui de nouveau (édition numérique)

Mais l'ombre qu'en marchant je ferai glisser sur la terre
plus tard y trouvera place
enfoncée comme un clou.

 


JEAN-LUC STEINMETZ
N'essences

ROBERT LOUIS STEVENSON
Le Maître de Ballantrae

 " L’inquiétude de mes esprits, les miaulements diaboliques du vent autour des poivrières, et la trépidation continuelle de la maçonnerie du château, m’empêchèrent absolument de dormir. Je restais devant mon bougeoir à contempler les ténébreux carreaux de la fenêtre, par où la tourmente paraissait devoir faire irruption à chaque instant ; et sur ce tableau noir je voyais se dérouler des conséquences qui me faisaient dresser les cheveux sur la tête. L’enfant corrompu, la maisonnée dispersée, mon maître mort ou pis que mort, ma maîtresse plongée dans la désolation – voilà ce que je vis se peindre vivement sur l’obscurité ; et la clameur du vent paraissait railler mon impuissance. "

ADALBERT STIFTER
Brigitta

Voilà le gibet, dit Milozs, là, en bas, où ça brille, coule un ruisseau, dirigez-vous à côté, vers la grande masse noire, c’est un chêne où jadis on pendait les brigands. Aujourd’hui, ça ne doit plus se faire puisqu’il y a le gibet. A partir du chêne s’amorce un chemin carrossable en bordure duquel vous verrez de jeunes arbres. Suivez ce
chemin pendant un peu moins d’une heure, puis tirez sur la chaîne de la cloche à la grille. Un conseil, n’entrez pas, même si elle n’est pas fermée à clé, et ceci à cause des chiens. Tirez simplement sur la chaîne de la cloche. Vous pouvez descendre maintenant, et vous feriez mieux de fermer votre veste, si vous ne voulez pas attraper la fièvre.


ADALBERT STIFTER
L'Homme sans postérité

-Prends une corde et une pierre et va noyer ce chien dans le lac. Pendant ce temps, j'irai t'ouvrir la grille.

SERGUEÏ STRATANOVSKI
Les Ténèbres diurnes

"Epurés les villages alentour épurés de leurs gens
Des bonshommes et bonnes femmes et des gamins crasseux,
Fusillés les plus faibles, déportés tous les autres,
Plus un corps, plus une âme, rien que les loups les loups, Et les meutes de corbeaux méchants"

SARA STRIDSBERG
Medealand

"L'amour c'est le gaz carbonique du sang. L'amour c'est une punition. Dans le futur, personne n'aimera. L'amour sera supprimé. Une barbarie révolue, incompréhensible et antidémocratique. Tout le monde rira de nous, pauvres fous aimants."


SARA STRIDSBERG
La faculté des rêves

"Hôpital psychiatrique d'Elmhurst, New York, 2 juillet 1968

Le docteur Ruth Cooper rêve derrière ses rideaux blancs en dentelle dans la salle de thérapie de l'hôpital psychiatrique d'Elmhurst. Elle rêve d'Andy Warhol, de son corps inconscient et imberbe branché à un respirateur artificiel ; elle rêve d'un monde dépourvu de patients psychiatriques en larmes et en état d'exigence permanente. Ses cheveux ondulent en d'intangibles dégradés blonds, elle prend ta main dans la sienne qui ne porte pas d'alliance et la garde ainsi, longtemps, pendant que vous parlez. Et tant de questions surgissent dès l'instant où le docteur Ruth Cooper est présente, et tout le silence dans lequel tu t'es emmitouflée les semaines passées se dissout au cours de vos discussions - tu supposes qu'elle agit sciemment. Pourquoi as-tu fait ça, Valerie ? Quel genre de pensées avais-tu, Valerie ? Est-ce que tu comprends qu'Andy Warhol est à l'agonie ?

Tes réponses :
Un. Je ne sais pas.
Deux. Je ne sais pas.
Trois. Je ne sais pas ce qu'être à l'agonie veut dire. Nous sommes tous à l'agonie, tu sais."

KARLA SUAREZ
La Havane année zéro
Traduction de l'espagol (Cuba) de François Gaudry

"C’était en 1993, année zéro à Cuba. L’année des coupures d’électricité interminables, quand la Havane s’est remplie de vélos et que les garde-mangers étaient vides. Il n’y avait plus rien. Pas de transport. Pas de viande. Pas d’espoir. J’avais trente ans et des problèmes à la pelle, c’est pour ça que je me suis laissé embringuer dans cette histoire, même si au début je ne me doutais pas que, pour les autres, les choses avaient commencé bien avant, en avril 1989, quand le journal Granma a publié un article intitulé “Le téléphone a été inventé à Cuba” où il était question de l’Italien Antonio Meucci. "


KARLA SUAREZ
Tropique des silences
Traduction de l'espagol (Cuba) de François Gaudry

"J’avais six ans quand mon père décida d’aller dormir dans le salon. Je ne m’en souviens pas très bien, à part le claquement de la porte de la chambre et les pleurs étouffés de maman pendant des heures. Nous vivions chez ma grand-mère dans un grand appartement plein de pièces et de mondes différents : ceux de la grand-mère, d’une tante célibataire, d’un oncle masseur et de nous trois, avant que papa déménage au salon. "


KARLA SUAREZ
Le fils du héros
Traduction de l'espagol (Cuba) de François Gaudry

"Mon père a été tué un après-midi sous un soleil de plomb, mais nous ne l’avons appris que plus tard. Il était à l’autre bout du monde, dans la forêt obscure d’Angola. Et nous, dans l’île, où la vie continuait plus ou moins comme d’habitude, sous notre soleil quotidien. "

LUCIEN SUEL
Les versets de la bière

"Il n'existe pas de traitement médical ou chirurgical de l'idiotie --- on stérilise les bocaux pour empêcher la reproduction des haricots --- on fait sécher les fruits au soleil pour économiser le pétrole --- on congèle les petits pois et la bavette de boeuf --- on est dans la merde jusqu'au plafond --- on nage dans la pâte mot --- on a lu entendu Christophe Tarkos --- on recopie le mode d'emploi --- on se débarrasse des morts-vivants à coups de bombes atomiques --- on empêche la fuite du ou des cerveaux --- on meurt dans son sommeil ou au volant de sa voiture --- il est plus tard qu'on ne pense."


LUCIEN SUEL
Journal du Blosne

Le Blosne ne coule plus sous le ciel du Blosne. Le Blosne coule sous le Blosne. Une rivière noyée sous le béton, vilaine.

Le ruisseau coule dans le noir, le ruisseau est l'encre noire avec quoi s'écrivent quelques souvenirs. Bruit de pages qui tournent.


LUCIEN SUEL

hélène leflaive et lucien suel
nous ne sommes pas morts

MICHEL SURYA
Le Polième
(Bernard Noël)

« Bernard Noël n'a jamais cessé d'ajouter à la poésie,à la littérature et à l'art... la politique. Il faut le dire ici, non pas seulement parce qu'on ne le dit généralement pas, mais parce qu'on le tait : la politique ne constitue pas pour lui un souci moins essentiel ni moins constant que : la poésie, la littérature, l'art. Pas, pour autant, plus constant ni plus essentiel. Il s'agit d'équilibrer un rapport, pas de faire que le déséquilibre s'inverse. »

« À la poésie ne se séparant pas de la politique (de la révolution), ne cessant pas de séduire (follement) ni d'attirer (fatalement), ainsi que Bernard Noël la reconnaît les rares fois qu'il consent à la reconnaître (qu'il consent de reconnaître en écrire, écriture à laquelle il consentirait à l'extrême de s'identifier), j'ai donné ce nom : « polième ». Pour former quel mot ? La compression (la contraction, la concrétion) de la polis et de la poiêsis.»

 

RABINDRANATH TAGORE
Quatre chapitres

"Le décor était un débit de thé. Dans une petite pièce, juste à côté, on vendait des manuels scolaires, des livres d'occasion pour la plupart. On y trouvait aussi quelques traductions en anglais de nouvelles et de pièces de théâtre européennes modernes. Les étudiants peu argentés les parcouraient sur place, puis s'en allaient. Le marchand n'y voyait aucun mal. Le propriétaire de l'échoppe, Kanai Gupta, était un ancien sous-inspecteur de police, maintenant à la retraite."